(texte de C. Loth paru dans : Catherine Loth, Pierre Thomé, Jean-Jacques Schmoor, Patrick Beurard, L'Empreinte des Mots, éditions MEM/Arte Facts, Lyon, 1985, pp. 35-46)
Le travail de la poésie
Le travail de la poésie a été conduit le plus souvent sous forme de jeux poétiques, souvent assez connus. Nous avons fait des dessins composés de taches - dans le style du test de Rorschach -, qui ont servi de support à l'imaginaire pour de courts récits (cf. la partie "histoire"). Des expressions toutes faites ont été "remixées" : une pièce de mort, une tête de monnaie... des définitions poétiques obtenues par pliage de papier (selon la technique du "cadavre exquis" mise au point par les surréalistes) :
- Pourquoi le soleil est-il jaune ? Parce que j'ai mangé du charbon
- Pourquoi y a-t-il des voitures sur les routes ? Parce que je mange une pomme rouge comme mon chapeau.
Ceci était destiné à attirer l'attention des enfants sur le pouvoir évocateur de l'emploi insolite des mots, et servit de stimulation pour sortir du langage prosaïque, quotidien et... scolaire. Il n'est d'ailleurs pas facile de comprendre tout de suite qu'à chaque situation correspond un langage et des règles différentes, et que tous ces langages coexistent.
À partir de ces jeux (où intervient souvent le hasard) ont pu être écrits des textes où l'enfant s'implique davantage, où son pouvoir de création est davantage sollicité. Je me suis - entre autres - inspiré de la méthode de Kenneth Koch (La couleur des voyelles"), notamment pour les poèmes dits "d'éxagération" (du type : ma peluche a mangé toutes les baleines du monde..."). En voici un exemple très personnel :
Tu as une drôle de pomme de terre qui est rouge et triangle quand on l'épluche ; on la fait cuire, elle est triangle ; on la mange, elle est triangle ; elle rit quand on l'épluche, on lui fait guili-guili, ça la chatouille ; quand elle danse dans l'huile, elle chante "Petit Papa Noël" et elle dort dans l'huile, et elle chante, ronfle dans l'huile et crie et réveille tout le monde, les enfants et les parents. Elle va à l'école, elle lit son livre et va manger à la maison et Maman rit de la pomme de terre triangle.
(Sonia - CE 1)
Nous avons aussi travaillé (nous inspirant cette fois de l'OuLiPo) en utilisant ce qu'on pourrait appeler des "homophonies approximatives". C'est une excellente introduction au travail des sonorités dans la phrase, à la rime :
Carole fait du vélo / Le gâteau est tombé, eh ! / oh! / La bagnole fait le héros / Une marmotte joue aux légos / Le gâteau est tombé dans l'école / Le barreau casse le zéro / La casserole joue au Pierrot / Charlotte va à zéro / Une carotte va dans le métro / Le carosse fait un bécot...
(Classe de Michel Deloche. École Albert Camus).
Périodiquement les textes créés ont servi de support à la création de dessins.
Mais, à partir de tous ces exercices, se pose un problème : comment en faire une oeuvre de plus longue haleine, autrement dit, comment personnaliser ce travail ? Voici deux expériences, réalisées dans des classes, en deuxième année d'animation.
UN CATALOGUE DE JOUETS
Nous avons dès les premières séances (c'est la deuxieme année, les enfants sont en CE 2), cherché des noms de jouets : jouets extraordinaires, qui auraient des fonctions irréelles, magiques. Nous en avons sélectionné cinq, et écrit leur histoire. Pour mettre en forme le tout, la réalisation d'un catalogue abondamment illustré s'imposait, sur le modèle - en quelque sorte - de ceux distribués par les commerçants au moment des fêtes de Noël.
(Les Jouets de l'an 2000, École Albert Camus, classe de C.E. 2 de M. Le Scanff)
(Les Jouets de l'an 2000, École Albert Camus, classe de C.E. 2 de M. Le Scanff)
(Les Jouets de l'an 2000, École Albert Camus, classe de C.E. 2 de M. Le Scanff)
UNE EXPÉRIENCE D'« ACCUMULATIONS POÉTIQUES »
Qu'appelle-t-on "accumulation" ? Il s'agit de listes quasi interminables de termes ou de syntagmes de même nature ou de même fonction, au fort pouvoir poétique. Voici quelques exemples :
Le théâtre est vide. Entre Adam.
[...]
Il sort. Entrent l'Homme de Pontalambin, l'Homme de Lambi, Jean Membret, Sapolin, l'Homme de Saporléolimasse, Bandru, l'Homme de Pontagre, Bomberre, l'Homme de l'Hostie, Bandre, le Jeune de Bombière, les Hommes de l'Équipe Logique, Landrube, Sapor Landret, Pénétral de Science, l'Homme de Pontagre, le Jeune de Science, l'Homme de Tuyau, la Lanceur Semnique, le Docteur Mâchefer, le Docteur Culemane, Formulateur Andret, Jean Trou Verbier, Saint Métronon, Jean Trou qui Verbe, Saint Blanc Scarpie, l'Homme de Maclumerde, Docteur Légiste, l'Enfant Capitaine, le Doc de Bioge, Ominibus, Jean Ravagine, Saint Sabonet, Saint Écusson, Autrui, I'Homme de Stalingre, l'Ontogène, l'Homme de Bombe, Sapoléon. [...]
(Valère Novarina : Le Drame de la Vie. éd. POL, 1984)
Limbes ? Las ?
Il repose. Il a voyagé.
Avec ?
Sinbad le Marin et Tinbad le Tarin et Jinbad le Jarin et Whinbad le Wharin et Ninbad le Narin et Finbad le Farin et Binbad le Barin et Pinbad le Parin et Minbad le Malin et Hinbad le Harin et Rinbad le Rabbin et Dinbad le Karin et Vinbad le Quarin et Linbad le Yarin et Xinbad le Phtarin.
James Joyce Ulysse
Les enfants (il s'agit d'un CE 1) ayant beaucoup aimé ces textes, nous avons écrit les nôtres, fabriqué une multitude de mots-valises à partir de noms de métiers (tout autre idée est à essayer !), et conservé les meilleurs "hybrides" pour les grouper en un seul texte. Ainsi le travail de chaque enfant est intégré à un ensemble. Le résultat fut tellement stimulant que les enfants ont décidé d'en faire le point de départ de toute une histoire. La scène se déroulerait dans un pays imaginaire : la Bretalie. Ces individus arriveraient de tous horizons pour fêter l'anniversaire du Roi. La fête comporterait de nouvelles péripéties, ce qui nous a permis d'intégrer dans le récit des travaux plus anciens, notamment les questions/réponses "surréalistes", les recettes de cuisine (fausses), la multiplication "OuLiPo". Le "démarrage" de cette histoire en cours d'année, la découverte que la plupart des travaux ponctuels pouvaient s'intégrer à un ensemble ont été particulièrement stimulants pour la classe, qui s'est plus que jamais impliquée dans la réalisation du livre, beaucoup plus que si nous avions simplement collecté les poèmes en un recueil (il est plus facile de faire un constat : "voila nos matériaux, si on les organisait? tiens, cela pourtait faire une histoire, un livre?", que partir de zéro). C'était le déclic? La prise de conscience de quelque chose d'extraordinaire?
Cette construction de personnages par mots-valises a eu un retentissement important sur les dessins réalisés par les enfants pour le livre. Ainsi le "fleurgiste", à la fois fleuriste et garagiste, est un personnage dont les deux moitiés (gauche et droite) ont des fonctions et des costumes différents. Le "charlanger" (charcutier/boulanger), quant à lui, est carrément composé de deux êtres accolés tels deux frères siamois. Et puisque les habitants de Bretalie ne sont pas comme nous autres terriens, pourquoi pas des personnages à trois jambes et six bras ? ainsi ce livre fait-il preuve d'une créativité franchement tératologique (sans rien d'horrible). Cela n'est pas étonnant car de tous temps les "monstres" (que ce soit monstres d'images, ou mystifications empaillées) ont été le plus souvent des composites d'êtres réels (cf. à ce sujet le livre de Peter Dance, Faux Animaux, aux editions Pierre Horay) ; et laisse sous-entendre que les mots-valises sont des monstres lexicaux, et que les enfants s'en sont aperçus (malheureusement l'arrêt de l'Empreinte des Mots n'a pas permis de poursuivre l'expérience).
J'insisterai sur la commodité d'emploi de cette forme tres simple qu'est l'« accumulation », en tant que travail collectif ; sur sa force esthétique, et sa faculté de s'intégrer à un récit, voire de l'engendrer.
C. Loth
Un exemple de (fausse) recette de cuisine :
LA CUISSON DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Mettez le président dans une poële.
Faites bouillir.
Laissez cuire.
Pelez les jambes et les bras.
Coupez le tronc et la tête en rondelles.
Les fesses en lamelles.
Ajoutez du sel.
Disposez dans un plat
et mettez les doigts sur le côté.
Couvrez avec les cuisses.
Servez chaud aux invités.
(Khelifa, École du Sud, classe de C.E. 1/C.E. 2 de Mme Forest)
Ce petit chef-d'oeuvre d'humour noir m'étonne beaucoup. Je ne me souviens plus du contexte d'où a surgi ce texte !
qu'est-ce qui se passe en Bretalie
Nous allons vous raconter une histoire qui se passe en Bretalie. Tout va commencer par une grande fête qui réunit beaucoup de monde pour l'anniversaire du Roi. Il y avait :
Le Roucher, le Densier, le Charteur, le Fercin, le Chartiste, le Sécrénuisier, l'Inpentier, le Pégiste, le Rouentier, le Pâtigier, le Boupecteur, le Poutissier, le Roumier, le Boutiste, le Charcteur, l'Infirpentier, le Roucin, le Médériste, le Sécréclyste, le Bergnaire, le Foonuisier, le Roucutier, le Boumier, l'Instiste, le Fermissier, le Charcumier, l'Infirspecteur, le Routiste, le Docpentier, le Bouchecteur, l'Arachdecin, le Footbacliste, le Boulsier, le Menuiriste, le Ferdecin, l'Inspecière, le Pâcin, l'Infirmilanger, le Charpencutier, le Roufirmier, le Cyrger, le Boulsier, le Charspecteur, le Denfirmier, la Fleurcrétaire, le Roupentier, la Fleuristaire, le Berdecin, le Charcutiste, le Roupecteur, l'Infoucher, le Boulentier, le Pâtiste, le Médétaire, le Cycleuriste, le Berballeur, le Pâticher, le Ferger, l'Instissier, le Boutissier, le Cinfer, le Bériste, le Fleurtier, l'Inspecger, le Médemier, le Footbiste, le Charmier, le Charlanger, le Cypentier, le Lantissier, le Bercliste, le Mecteur, le Cyclissier, le Menuilleur, le Bouchin, le Feranger.
Certains étaient venus de très loin : d'Africaniterre, de Fréquébéchipon, de Brochichipsiclie, de Fréchiquinoque, d'Afriquebresse.
Il y avait vraiment beaucoup de bonnes choses à manger pour l'anniversaire du Roi : du glaçange, de la fraille, du couron, du greneau, du lapat, de l'escanille, de l'oranane, du franbaise, de la vianrote, de la ranille, de la ceriselle, du yasson, du poirate, du yaoureau, de l'angin, du gêne, de la lapfiture, du poitate, de la carolle, du viancao, du harite, du pânote, de la poissane, du visala, du patomme, du serroissant, du crêteau, de l'anabon, du glaçais, du yaouriande, de l'oranrite, du glape, du greteau, du boiteau, de l'oeunelle, du chouge. On pouvait boire à volonté : du coumode, du mentin, de l'eaubane, de l'oramme, du poualat, du cacoclo, du bifcola, de la carange, du sirop d'aurante, du jus de cobricot et même du cathé.
[...]
En regardant vers les fenêtres, le Roufirmier demande :
"Pourquoi les rideaux sont-ils verts ?"
Un moment de silence.
L'Infirpentier a trouvé :
"Parce qu'ils sont malades", dit-il.
Plusieurs demandent au Chartiste :
"Pourquoi mangeons-nous du porc ?"
et, en montrant son visage :
"Parce que j'ai une tête trop grosse".
Le Roupentier demande au Rouentier :
"Pourquoi le pont est-il rose ?"
Le Rouentier ne sait pas.
Il se toume vers le Roucher qui ne sait pas non plus.
Le Roucher se toume vers le Roumier.
Le Roumier se toume vers le Roucin.
Le Roucin se toume vers le Roucutier.
Le Roucutier se toume vers le Routiste...
Le Roupecteur se fâche, ils rouspète.
Le Roi qui n'avait pas écouté, pour calmer tout le monde répond :
"Parce que j'avais mal au ventre".
Le Fleurtier aussi a une question à poser :
"Pourquoi les fleurs sont-elles belles ?"
Personne ne sait répondre.
Le Roi ne sait pas répondre non plus.
Il y a encore des tas d'autres questions auxquelles le Roi ne sait pas répondre.
Le Roupecteur finit par se mettre en colère :
"Qu'on fasse des équipes,
Qu'on en finisse !"
La Reine a très peur : les gens vont finir par s'apercevoir que le Roi n'a pas de cervelle. La Reine fait réunir tous les enfants du royaume, parce que ce sont eux les plus intelligents. Ils travaillent beaucoup, ils font marcher leurs ordinateurs. Ils écrivent leurs réponses sur une feuille.
Ils reviennent. Le Roi essaye de lire le rapport mais le Roupecteur l'interrompt sans arrêt. L'Arachdecin lui agrafe la bouche, on lui colle les mains et les pieds à la colle forte.
Ouf ! On en finit avec la lecture.
[...]
Les enfants peuvent enfin retourner à leur table de multiplication. Voulez-vous la connaître ?
CÂBLE DE NOEUDS
noeud fois rien, noeud
noeud fois noeud, crac
noeud fois droit, "x"
noeud fois crac, fuite
noeud fois cintre, disque
noeud fois "x", douce
noeud fois fête, carrosse
noeud fois fuite, fraise
noeud fois reuf, bisquit
noeud fois disque, FIN.
Tout le monde maintenant est réconcilié. On libère le Roupecteur qui n'a plus rien à dire. Et lorsque l'on amène sur la table l'énorme gateau, tous les Bretaliens chantent en choeur : "Joyeux anniversaire", sur l'air de da-fi-zi-io-ki-ko.
Il y aura beaucoup d'autres chansons : "FrigoJacques", "Au Clairon de la Lunette", "Tapir grippé", "Il pleure, berceuse", "Mon beau Sapajou".
Voulez-vous connaître les instruments du Grand Orchestre Royal de Bretalie : un harmoniphone, un saxodéon, une claridoline, des harbales, une pianette, une jopette, une claricelle, un harmonibois, un tribale, des accorbales, un corneron, une tambpette, un clairjon, une alcelle, une triandoline, un ortabour, une claribone, un coccordéon, un f1ûbour, guito, une piapette, un piaron, des trombales, un colûte, une orpe, un f1ûjo, une harmonette, un viobour, un cymdéon, un congle, un piatar, un coralto, un trialto, un tromairon, un contrephone, un clarinca, un harpon, un harmoto, un timbois, un hautbale, un accorlon, un banor, un trombûte, une comedoline, un pialon, une tromnette, un cayois, des saxoales, un tambûte, un violoncourin, un contrebassion, un pianone, un clarinetonica, un hargle, un tambougle, un guiton, un contredion, un acorbois, un hautloncelle, un albone, un trombour, une harmuse, un claribale, une cordoline, un piabone, une contrarpe, un saxicor, un haron, un boisale, une timorgue, un guiangle, un saxlinéon, un clatipe, un pialon, un f1ûno, un claipelon, une corcorpette, un orboureto, un clarinoncelle, un mondorgue, un claixophone, un cormonica, une tambousse, un guitiano, un corlon, un hartebon, un alarbois.
On s'amuse beaucoup et on danse des heures et des heures pour I'anniversaire du Roi de Bretalie !
(Quest-ce qui se passe en Bretalie, École Albert Camus, classe de C.E. 1 de M. Deloche)
(Quest-ce qui se passe en Bretalie, École Albert Camus, classe de C.E. 1 de M. Deloche)
(Quest-ce qui se passe en Bretalie, École Albert Camus, classe de C.E. 1 de M. Deloche)
(Les reproductions sont celles du livre L'Empreinte des mots, et par conséquent en noir et blanc. Les originaux étaient le plus souvent en couleur)
L'empreinte des mots (1985), ouvrage collectif à propos d'une expérience d'animation scolaire.
Les contributions de C. Loth :
- Le travail de la poésie
- Quelques idées pour démarrer une histoire
- Un abécédaire aujourd'hui ! mais pourquoi faire ?
- la carte postale
- la linogravure, la gravure sur polystyrène, la fabrication du papier (textes concernant des techniques artistiques, non mis en ligne)
