Ce texte dont une partie a été reprise dans le texte rédigé pour le catalogue de l'exposition "Envers Caspar David" ("Le « Schnitt » entre peinture et sculpture") est inédit.
On y trouve un éclairage particulièrement intéressant sur mon rapport à la langue et à ma région d'origine, entre France, Luxembourg et Allemagne !
Catherine Loth réalise ses bonnes femmes lors d'un rituel ludique et rageur. Un à un déchiquetés, les papiers - restes de macules, chutes de massicot, feuilles maniaquement mises de côté pour leur intérêt affectif - trempés dans des seaux quelques jours, mixés en pâte, constituent en cette première phase une quinconce de feuilles abandonnées une semaine au séchage. Au cours d'une lancinante activité, C.L. s'adonne à la composition d'un contour, déchire non sans une certaine vengeance la pâte encore molle. Une figure, évocation de la silhouette difforme d'une femme en robe, s'éveille. La bonne femme devra enfin subir les caprices du séchage qui travaille, tortille la figure, en déchire des lambeaux au cours de la lente et douloureuse évaporation.
Maintenant la peinture désamorce le sentiment de mutilation. La peinture procède encore de la tension, d'une compulsion nourrie par l'exigence de l'effigie - qui contraint à poser en des termes nouveaux, pour chaque "individu", le traitement pictural ; ici, une pratique mécanique serait dévastatrice. Mettons qu'il s'agisse de cautériser les plaies, de soigner les meurtrissures, voire les morsures imaginaires. Car la figure peinte ne suscite jamais plus la douleur, mais un plaisir à exister dans le confort de sa laideur ; le geste du peintre a conféré une idée de générosité à cette laideur-là, induit l'agilité.
Catherine Loth s'est posée la question du rôle de la peinture dans ce travail. Elle a sûrement envisagé d'abandonner ses figures à la seule teinte de la pâte à papier. Au-delà de ce questionnement, C.L. tente de situer sa pratique. Dans un précédent travail : "La Jeune Fille Recluse", elle écrit : "Je ne suis pas - et ne serais sans doute jamais peintre. Mais ce qui m'importe, c'est de me consacrer à la fabrication d'objets existant par leur présence physique, matérielle car la théorie et l'écriture ne me suffiraient pas. Et ne sont d'ailleurs qu'un aspect de ce que je veux faire".
Pour saisir ce que Catherine Loth veut faire, il faut, qu'on le veuille ou non, revenir au biographique. Mais constatons d'abord les faits : 1°) tant qu'elle est à Metz (école des Beaux-Arts, où elle a en particulier Tony Cragg comme professeur ; celui-ci arrivant d'Angleterre, se préparant à s'installer en RFA aura suffisamment marqué son entourage lors de ce bref séjour. Cf. plus loin) Catherine Loth rejette la peinture. 2°) lorsqu'elle séjourne en RFA en 1982, elle peint des silhouettes en bois découpé. 3°) de retour à Lyon elle poursuit la série ; les silhouettes cependant sont "moins peintes" ; enfin elle renonce au bois pour la figure en papier recyclé "si peu peinte".
Dans le cycle de la "Jeune Fille Recluse" la peinture s'annonce comme une activité normalisatrice participant, au titre de lien social, du refoulement. Il est vital ("viscéral") de développer un langage qui serait uvrer vers l'anomalie. Trouver une "activité artistique lancinante, seul palliatif aux frustrations quotidiennes"1. L'écriture contribue partiellement à soutenir cette forme recherchée : "le rituel de l'écriture, type masochiste, nécessité de refoulement au désir naturel* qui est de jouer - bouger pour acquérir péniblement cette vertu d'application - concentration qui passe par la soumission"2.
L'expérience s'engage autour d'une "reconstitution de l'adolescence"3 que Catherine Loth paraît ne pas avoir vécue, soit que l'activité ludique ne l'intéressât alors pas, soit qu'il n'y eut guère d'enfants autour d'elle. Il émane, au delà de ce regard sur l'enfance ("le retour introspectif sur le passé"4) l'amère révolte qui s'identifie à celle de la Lorraine (allemande) face à laquelle l'activité artistique est en somme le recours pour soulager l'angoissante culpabilité5. Car l'histoire de cette région - une "psychanalyse de la Lorraine" en dénouerait les nuds - relève d'un refoulement permanent.
Où l'on prononce "Mez" pour éviter le Metz trop allemand, le refoulement est celui de la langue maternelle (germanique) d'abord. L'enfance de Catherine Loth, entourée d'une famille originaire de Sierck (point frontière avec l'Allemagne) et du Luxembourg, est imprégnée d'une langue dialectale francique et d'un français rempli de régionalismes6.
Catherine Loth n'a pas appris l'allemand**. Ses phrases portent souvent l'empreinte d'hésitations, de ruptures*** qu'on observe auprès des personnes confrontées à une langue dominante qui ne leur appartient pas. Il y a chez C.L. le sentiment amer d'une occultation d'une part d'elle même, arrachée par proscription, transmise comme un gène7.
Dans cette Lorraine frustrante où elle n'a guère sa place, elle accomplit ses actes terroristes : "en tant qu'être classé, j'essaie d'accomplir ma vengeance, en possédant - dominant moi-même un univers de choses classées - ordonnées - rangées qui ne peuvent bouger de la place que je leur ai assignée : la réduction au silence des objets"8****.
Au terme de ce travail, restera-t-il un autre recours que l'exil pour échapper au ressassement ? Le hasard, plutôt que de la conduire à Paris, ou à Londres (deux collègues, Vilmouth et Paysant, suivant l'influence de T. Cragg, s'inscrivent au Royal College) l'amène à Lyon. Privée des images qui composaient son passé, elle se familiarise avec une forme d'exode9 qui efface peu à peu les excroissances aplanies par privation de nourriture, mais révèle une identité dont elle n'avait jusqu'alors pas conscience.
Son séjour en Allemagne est d'abord boulimique. Elle renoue avec l'imagerie de l'enfance (les silhouettes décorant les murs ou brodées dans le lin ; les carreaux de faïence des cuisines) se les approprie, les intègre dans un travail qui devient peinture puisque son langage aspire à ressembler au propos commun, de la même façon qu'elle s'efforce de parler correctement - en vain - la langue qu'elle entend. Pour davantage s'octroyer le droit à la figure, elle traite de l'image-cliché ; et bien entendu, des figures qui hantent la peinture allemande : celles de Caspar David Friedrich, qu'elle aborde en peintre français appliqué. Car Catherine Loth est française. Elle doit sur place, afin de ne pas être débordée, afin de réagir contre un monde qu'elle ne dominera pas, élaborer une forme de traitement local qui, prioritairement, "ordonne" la partie, et pour ce faire, n'hésite pas à abandonner sa partie complémentaire. Pour s'intéresser exclusivement à la figurine, C.L. l'évide de ce qui l'entoure, rompant ainsi avec la conformité du rectangle auquel adhèrent la plupart des Allemands.
Actuellement encore, Catherine Loth, abritée par la certitude d'appartenir à un lieu mental dorénavant localisé (la frange française, son écart) conjure les forces de la compulsion, convoque un équilibre entre les différentes strates qui l'habitent. Plutôt que de dominer un monde, de le consigner, son travail tolère un degré de liberté au mouvement de ces bonnes femmes qui s'agitent d'elles-mêmes. Tentant la translation de ses origines dans sa démarche présente, C.L. atteint à la notion de frontière et de lisière ; elle perpétue l'acte hérétique dont la peinture paraît vouloir apaiser les effets. Le travail de C.L. apporte un mode de réponse à la question de savoir qui nous sommes, d'où nous venons, quel paysage historique nous marque de son sceau et comment nous voient ceux qui, aux confins du territoire, sont aptes à se retourner pour nous regarder, de la ligne périphérique, c'est-à-dire de l'extérieur presque.
Patrick Beurard (octobre 1984)
1 Catherine Loth, Ouvrages de Jeune Fille Recluse, Lyon, éd. MEM/Arte Facts, 1982, note 164.
2 ibid, note 301.
3 ibid, note 378.
4 ibid, note 301.
5 Le nom d'emprunt de C.L. est Lothringen : Lorraine, en allemand.
6 que l'on ne réduise plus ce terme aux phénomènes québécois et wallon laisse présager un bouleversement des sciences humaines qui reconnaîtraient au créateur français des spécificités régionales.
7 C.L. raconte, non sans excès, comment son grand-père né dans la Lorraine de Guillaume, instituteur de la IIIe République du jour au lendemain, dut ne plus prononcer un mot d'allemand dans sa classe, sous l'injonction de l'inspecteur primaire muté de Marseille.
8 ibid, note 337.
9 "Cette vieille sensation d'étrangeté partout où l'on va", ibid, note 338.
Notes de kl loth (2010)
* Une erreur de transcription : il faudrait lire "nécessité de refoulement du désir naturel".
** Je l'ai appris depuis, incomplètement...
*** En parlant en français.
**** Là il y a une confusion : cette note concerne le personnage fictif de la Jeune Fille Recluse, c'est elle qui s'exprime, et non son auteur C. Loth.
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