Texte rédigé pour le catalogue de l'exposition "Envers Caspar David", à la galerie Alma à Lyon en 1986.
Ce texte reprend des passages des "Images de frange de Catherine Loth", rédigé en 1984 et resté inédit.
Certains des tableaux de Caspar David Friedrich, par la position et le rôle qu'occupent les personnages, ont de quoi troubler le spectateur : c'est que, contrairement aux Ménines où le "peintre" fixe ce point virtuel qui se confond avec l'emplacement du spectateur, le Wanderer sur la mer de nuages, ou la femme au soleil levant nous tournent le dos et paraissent nous priver d'une part du paysage qu'ils contemplent, devant et avant nous. Ce privilège semble pourtant être la conséquence d'un pacte passé avec nous, où le personnage serait, en contrepartie, dépossèdé de ses qualités d'être humain. Dans le contre-jour, privé d'expression, de nom propre, il n'intéresse que par son contour, par son rôle de silhouette. Il semble inviter le spectateur à plaquer corps, nom et âme contre cette figurine découpée qui ne prend corps qu'en négatif. Par là, C.D. Friedrich induit et assimile dans la peinture un genre populaire particulièrement en vogue en Allemagne, le « Scherenschnitt »1 allant jusqu'à nier toute psychologie dans der Abendstein.
Mais un autre aspect reste troublant car il résulte d'une poussée conceptuelle et du paradoxe de la mise en abyme. Au-delà de l'apparente simplicité qui se dissimule derrière la silhouette du Wanderer, se pose la question de la position du spectateur (sa place, son rôle), contraint à pénétrer, non pas dans le paysage, mais dans une relation triangulaire entre le paysage, la silhouette et lui-même. Contrairement aux Ménines, par le fait que la scène devance le spectateur, celui-ci n'a pas sa place assignée. Pourtant, par la projection qu'il imprime sur la toile et le paysage, et surtout, par la projection que le Wanderer opère sur lui, il définit une profondeur virtuelle qui engendre, avec la toile, un espace en pointillé : un « environnement ». La seule présence de cette silhouette détermine un anti-miroir aux caractéristiques souvent identiques à celles du miroir. Elle définit la tendance à la profondeur.
Lucio Fontana, dans l'un des Concette Spaziale, reprend ce principe. Il introduit définitivement une troisième dimension, une profondeur réelle, entre les deux silhouettes de tête solidaires de l'ensemble, et le "fond", situé à une dizaine de centimètres. Dorénavant, la silhouette et la figure découpée jettent un pont entre peinture et sculpture.
De nombreux artistes, en France, en Allemagne, en Suisse, en Italie, au travers d'approches très différenciées, abordent ainsi, au début des années 80, les notions de profondeur, de narration, de mise en scène par le décentrement, par la silhouette et en utilisant des matériaux élémentaires (bois, papier, papier recyclé, charbon, plume, éléments naturels) souvent couverts d'une peinture qui identifie l'objet en ce que la couleur fait corps avec lui.
Catherine Loth réalise ses bonnes femmes lors d'un rituel ludique et rageur. Un à un déchiquetés, les papiers - restes de macules, de chutes de massicot, feuilles maniaquement mises de côté pour leur intérêt affectif, et même, manuscrits originaux d'auteurs trempés, mixés, constituent une superficie pâteuse, abandonnée au séchage. Plus tard, Catherine Loth s'adonne à la composition lancinante d'un contour, déchire non sans une certaine vengeance la pâte encore molle. Une figure, évocation de la silhouette difforme d'une femme vêtue, s'éveille. La bonne femme devra enfin subir les caprices du séchage qui travaille, tortille la figure, en déchire des lambeaux, aidé en cela de l'intervention de l'artiste au cours de la lente et douloureuse évaporation.
Puis la peinture désamorce le sentiment de mutilation. Elle procède encore de la tension, d'une compulsion nourrie par l'exigence de l'effigie qui contraint à reposer pour chaque nouvelle figure la question du traitement pictural, du lieu de ce traitement. Outre qu'elle cesse d'être anecdotique, la figure, une fois peinte, ne suscite jamais plus la douleur : un certain plaisir à exister dans le confort de la laideur transparaît.
Catherine Loth a certainement envisagé d'abandonner ses figurines à la seule teinte de la pâte à papier, ce qui autoriserait à considérer sans hésitation cette démarche comme de la sculpture. Au-delà de ce questionnement, elle tente de situer sa pratique. Dans un précèdent travail, plus conceptuel, elle écrivait déja : "Je ne suis pas - et ne serai jamais peintre. Mais ce qui importe, c'est de me consacrer à la fabrication d'objets existant par leur présence physique..."2.
C'est lors d'un séjour en Allemagne (l'île Rügen, puis Berlin) qu'elle renoue avec une imagerie populaire, avec ces figurines qui marquèrent son enfance. Traitant alors de l'image-cliché, puis des figures qui hantent la peinture allemande (celles de Friedrich, en premier lieu), elle découpe des silhouettes dans le bois pour les couvrir de traits de peinture, avant d'adopter le support papier, plus souple, qui permet à la main d'être l'instrument de la découpe. Un degré de liberté se joint au mouvement de ces femmes qui s'agitent, semble-t-il, d'elles-mêmes, dans la mesure où l'attitude fut étudiée au préalable par le dessin, et retenue pour sa propension à solliciter le déplacement. Tentant la translation des tensions de sa propre histoire, Catherine Loth atteint à la notion de frontière et de lisière ; elle perpétue une sorte d'acte hérétique dont le peintre apaise les effets, contrecarrant, par cette mise à plat, la "tendance à la profondeur". Son travail sous-tend un mode de réponse à la question de savoir d'où nous provenons, quel paysage historique nous a marqué de son sceau et comment nous voient ceux qui, aux confins de cette ligne de profondeur, sont aptes à se retourner pour nous regarder, de l'extérieur presque, en réplique à notre situation devant les tableaux de Friedrich.
Patrick Beurard
1 Littéralement : la découpe aux ciseaux ; il s'agit de silhouettes ou de scènes champêtres profilées dans un papier noir.
2 Catherine Loth, Ouvrages de Jeune Fille Recluse, Lyon, éd. MEM/Arte Facts, 1982.
Manche Gemälde von C.D. Friedrich verwirren den Betrachter durch die Stellung und die Rolle, die die Figuren einnehmen : und zwar im Gegensatz zu "Ménines", wo der "Maler" diesen wirkungsfähigen Punkt festhält, der sich mit dem Standort des Betrachters vermischt, wenn der Wanderer auf dem Meer der Wolke, oder die Frau im Sonnenaufgang uns den Rücken zuwenden und einen Teil der Landschaft, die sie schon vor uns und vor unseren Augen betrachten, uns vorenthalten. Diese Sonderstellung scheint dennoch die Folge einer Abmachung mit uns zu sein, daß die Figur ihrerseits ihrer Eigenschaft, menschlich zu sein, enteignet werde. Im Gegenlicht, vom Ausdruck und der eigenen Persönlichkeit beraubt, ist sie nur durch ihren Umriß interessant und durch ihre Rolle als Silhouette. Sie scheint den Betrachter einzuladen, Körper, Persönlichkeit und Seele gegen diese ausgeschnittene Figurine zu legen, die nur im Negativ Gestalt annimmt. C.D. Friedrich induziert und assimiliert daraufhin in der Malerei eine populäre Art, die besonders in Deutschland in Mode ist, den "Scherenschnitt", und geht sogar so weit, die ganze Psychologie des "Abendstern" zu verleugnen.
Aber ein anderer Aspekt bleibt verwirrend, denn er resultiert aus einem begrifflichen Drangen und der Paradoxie der Verwerfung. Jenseits der scheinbaren Einfachheit, die sich hinter der Silhouette des Wanderers verbirgt, stellt sich die Frage der Position des Betrachters (sein Standort, seine Rolle), gezwungen, einzudringen, nicht in die Landschaft, aber in eine Dreiecksbeziehung zwischen Landschaft, Silhouette und ihm selbst. Im Gegensatz zu "Ménines", durch die Tatsache, daß die Szene dem Betrachter zuvorkommt, hat dieser nicht den ihm zugewiesenen Standort. Dennoch, durch die Projektion, die er auf das Gemälde und die Landschaft prägt, und besonders durch die Projektion, die der Wanderer auf ihn bewirkt, legt er eine wirkungsfähige Tiefe fest, die mit dem Gemälde einen Raum als Punktlinie erzeugt : eine "Umgebung". Die alleinige Gegenwart dieser Silhouette bestimmt einen Gegenspiegel fur die Charakteristika, die oft mit denen des Spiegels identisch sind. Sie erklärt die Tendenz zur Tiefe.
Lucio Fontana, nimmt dieses Prinzip in einem der "Concette Spaziale" wieder auf. Er führt endgültig eine 3. Dimension ein, eine reale Tiefe zwischen den beiden kopf-Silhouetten, die gegenseitig verantwortlich fur das Ganze sind, und dem "Hintergrund", ca. 10 cm weiter gelegen. Von hier aus bilden die Silhouetten und die ausgeschnittene Figur eine Brucke zwischen Malerei und Skulptur.
Zahlreiche Künstler anfang der 80er Jahre erörtern daher die Bedeutung von Tiefe, Erzählung, Inszenierung mit Verstellbarkeit, indem sie elementare Materialien benutzen (Holz, Papier, Recycling-Papier, Kohle, Feder, natürliche Bestandteile), die oft mit einer Malerei überdeckt werden, die das Objekt identifizieren, wenn die Farbe mit ihm zu Gestalt wird.
Catherine Loth verwirklicht ihre Frauengestalten in einem spielenden, tobenden Ritual. Papiere - grobe Druckereipapierreste, Papierschneidemaschinenabfälle, wegen ihres affektiven Reizes manisch aufbewahrte Blätter, und sogar originale Autorenmanuskripte - werden zerfetzt, eingeweicht, gemixt, ergeben eine pappige, dem Trocknen überlassene Fläche. Später widmet sich Catherine Loth der Hinreissenden Komposition eines Umrisses und zerreisst, nicht ohne eine gewisse Rache, den noch weichen Papierteig. Eine Gestalt, Vorstellung der unformigen Silhouette einer gekleideten Frau, wird wach. Diese Frauengestalt wird schliesslich den Launen des Trocknens ausgesetzt, das verarbeitet, die Figur verkrümmt, zerfetzt und dabei während der langsamen und schmerzhaften Verdunstung durch Intervention der Künstlerin unterstutzt wird.
Die Malerei entschärft dann das Gefühl der Enstellung. Dies vollzieht sich noch unter Spannung, unter einer Forderung des Bildes, das bei jeder neuen Gestalt gebietet, die Frage der malerischen Verarbeitung, und den Ort dieser Verarbeitung, zu stellen. Die Figur, nun bemalt, hort auf, anekdotisch zu wirken, und ruft keine Qual mehr hervor : eine gewisse Lust, in der Behaglichkeit der Hässlichkeit zu existieren, ensteht.
Catherine Loth hat sicher beabsichtigt ihre Figurinen dem Farbton der Papiermasse allein zu überlassen ; dies würde erlauben diesen Vorgang ohne Zögern als Skulptur zu betrachten. Über diese Fragestellung hinaus, versucht sie ihre Ausführung zu situieren. Anlässlich eines früheren, mehr konzeptuellen Werkes, erklärte sie schon : "Ich bin kein Maler - und werde es nie sein. Vielmehr kommt es mir darauf an, mich der Gestaltung von objekten zu widmen, die durch ihre leibliche Gegenwart existieren..."1.
Während eines Aufenthaltes in Deutschland (Insel Rügen, und dann Berlin) entdeckt sie eine volkstümliche Bildkunst wieder, diese Figurinen, die ihre kindheit geprägt haben. Sie beschäftigt sich alsdann mit Klischeebildern, dann mit Gestalten, die die deutsche Malerei heimsuchen (an erster Stelle die Malerei Friedrichs) ; sie sägt Holzsilhouetten aus und bemalt sie mit farbigen Strichen, ehe sie zum Papier übergeht, das, biegsamer, der Hand erlaubt, Instrument des Schneidens zu sein. Ein Grad der Freiheit fügt sich an die Haltung dieser Frauen, die sich scheinbar von selbst bewegen, in dem Maße, wie zuvor diese Haltung an der Zeichnung studiert wurde, und, dank ihrer Neigung die Umstellung zu erregen, erhalten würde. Indem sie versucht, die Spannunge ihrer eigenen Geschichte zu übertragen, erreicht Catherine Loth den Grenz- und Randbegriff ; sie verewigt eine Art häretischer Tat, dessen Effekte der Maler beschwichtigt, indem er, durch diese Flachlegung, gegen die "Tendenz zur Tiefe" wirkt. Ihre Arbeit umfasst eine Art Antwort auf die Frage unsere Herkunft, welche historische Landschaft uns geprägt, und in welcher Weise uns diejenigen sehen, die, am Rande dieser Tiefenlinie, fähig sind sich umzudrehen um uns zu betrachten, beinahe von Aussen her, in Erwiderung zu unserer eigenen Haltung gegenüber den Gemälden des Malers Friedrich.
Traduction : Ursula Heermann
1 Catherine Loth, Ouvrages de Jeune Fille Recluse, Lyon, éd. Mem/Arte Facts, 1982.
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